Autrefois, le principal loisir de plein-air des aristocrates était la chasse à courre. Comme tu le sais, elle consistait à choisir un gros gibier [un cerf bien souvent, en raison de la majesté de l'animal et du trophée qu'il coiffe] que l'on voulait tuer, puis à lancer des chiens enragés à sa poursuite. L'exercice pour le chasseur consistait à suivre la meute à cheval qui n'avait pour seul but que de faire courir l'animal jusqu'à l'épuisement, pour qu'il s'offre au cavalier. Plus la chasse durait, plus elle était appréciée. Mais, il arrivait parfois que l'animal aille volontairement vers un autre cerf pour que celui-ci soit obligé de fuir les chiens à ses côtés. Ainsi, il pouvait espérer que les chiens changent de piste et poursuivent son congénère. Dans le langage, c'est ce que l'on appelait le "change", c'est-à-dire la bête changée, celle que l'on poursuivait alors par erreur. Lorsqu'un cerf avait réussi à en faire tuer un autre à sa place, on disait qu'il avait "donné le change". Plus tard et depuis le XVIIe siècle, cette expression s'est employée dans un sens figuré et signifie qu'on donne de faux indices à une personne, qu'on la trompe dans ses impressions voire que l'on abuse sa vigilance ... qu'on la berne.
Depuis trois semaines et, honnêtement depuis très longtemps sinon toujours, je donne le change. Pas sur n'importe quoi, sur mon état assurément.
C'est le constat auquel je suis arrivé dernièrement en essayant de comprendre ce qui m'arrivait. Pourquoi diable j'ai l'impression de porter le monde sur mes épaules alors qu'il est manifestement trop lourd pour celles-ci ? Par quel moyen suis-je identifié comme un colosse alors que mes pieds procèdent de l'argile ? D'où vient cette réputation de Superman alors que mes fanfaronneries sont tellement exagérées qu'il faut être bien naïf et crédule pour les prendre au pied de la lettre ? A ces questions, il n'y a finalement qu'une réponse : tout cela est à cause de moi.
Au prix d'un orgueil que l'on pourra trouver immature voire stupide, je m'acharne à ne jamais baisser les armes. Me plaindre est exceptionnel et baisser les bras quasiment impossible. C'est que la vie a forgé chez moi cette puissante capacité de résistance. Quand, à dix ans, tout le bateau familial ne tient plus que parce que j'ai cassé ma tirelire pour aller acheter quatre yaourts à mettre dans le frigo, on apprend alors à résister, à tenir et le cuir s'épaissit. Quand tout est perdu et que tout le monde annonce que, non, tu n'auras jamais le diplôme que tu poursuis parce que repasser toutes les matières en dix jours est impossible, on serre les dents et cela peut passer. Contrairement aux apparences ou à l'image [artificielle] que je charrie, je n'ai pas eu moins d'épreuves que d'autres et si je vis dans un confort très bourgeois aujourd'hui, je sais aussi d'où je viens et à qui je le dois : moi. En cela oui, même un genou à terre et face à l'adversité, je ne romps pas. C'est une force mais cela devient aussi un travers parce que j'en deviens immodeste avec moi-même.
Résonne dans ma tête cette phrase de mon ostéo qui me faisait craquer, "il faut être modeste avec vous-même". En cela, s'obliger à donner le change, faire comme si tout allait bien, ne pas se déverser comme d'autres le font régulièrement avec moi est une forme d'immodestie qui prend tous les attraits du venin lorsque le sol se dérobe sous mes pieds. Effondré devant ma chef mercredi dernier et tandis qu'elle me disait pèle-mêle qu'elle était ravie de bosser avec moi, hyper satisfaite de la qualité de mon boulot et qu'elle n'avait pas vu venir un tel désespoir, je l'ai regardée les yeux embués et rougis par les larmes en lui disant : "C'est de ma faute, je m'astreins à donner le change".
Rares sont ceux qui savent vraiment ce qui se cache derrière le rideau. Qu'importe d'ailleurs ce qui s'y trouve, l'essentiel est la contenance et de ne jamais donner de munitions à ceux qui pourraient l'utiliser contre moi. Parce que le fin mot de l'histoire est précisément que je me méfie tellement de tout le monde qu'il n'est pas possible d'afficher une once de vulnérabilité. Dès lors, il est impérieux de donner le change, même si la marche est trop haute.
Tto, qui n'est jamais plus exigeant avec quelqu'un qu'avec lui-même
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