C'est l'occasion de la sortie très médiatique du livre de Joy Sorman qui m'a, en quelque sorte, donné le ticket de ce voyage dans des abîmes enfouies pour des raisons bien évidentes.
Je crois que c'était un mardi ou peut-être un mercredi, il pleuvait ou il faisait moyennement beau ... je ne m'en souviens plus. Certains détails ont été pulvérisés par la force inimaginable de la scène que j'ai vécue ce jour là.
Nous étions dans une grande demeure, un château de type renaissance avec son lot de jardins et de moulures aux plafonds. Le luxe apparent de signes extérieurs contrastait de façon étouffante avec la souffrance qui était palpable où que l'on pose son regard. C'est peut-être cela qui a foutu en l'air tous les souvenirs : la souffrance et l'impuissance. Il faut dire qu'à l'époque, je baignais dans ce cocktail amer qui, chaque jour arrivant, apportait son lot de nouveaux repères, de coups de théâtre, de sensations dont on devrait épargner n'importe quel enfant. Oui mais voilà, du haut de mes dix ans, il avait été décidé que ce genre de douceurs destructrices me seraient infligées sans mesurer consciemment les ravages qu'elles produiraient, instillant ainsi un venin qui se diffusa dans mes veines et conditionna tant de choses. Mes parents allaient se séparer avec fracas, pleurs et abominations. Moi, j'étais au milieu de ce jeu de pouvoir duquel plus aucun sentiment ne sortait sinon celui d'en finir de l'autre et de lui nuire.
C'était le milieu de l'après-midi, vers 17h. Mon père, dont je ne comprenais plus rien du rythme de vie, avait fait le choix de nous amener ici, mon frère et moi. Tout était froid autour de nous et c'est probablement pour cela que j'ai gardé l'idée vague qu'il pleuvait. Dans une grande salle, nous étions assis tandis que lui marchait, regardant de temps en temps à la fenêtre tout ce qui n'avait aucun intérêt. Et puis, ma mère est apparue, s'avançant en titubant presque.
Les yeux d'un enfant sont des radars hors pair pour déceler immédiatement tout ce que les adultes veulent cacher. Plus elle essayait de sourire, plus je voyais un appel au secours. Plus mon père essayait de rendre les choses anodines, plus je cernais l'horreur de la situation. Plus on m'expliquait que c'était pour le bien de ma mère qu'elle était venue ici se reposer, plus je comprenais qu'elle était enfermée. Plus les minutes passaient, plus j'avais un sentiment d'impuissance éternelle.
Je ne sais plus combien de temps nous sommes restés, je sais simplement que nous ne sommes venus qu'une seule fois dans cet établissement dont, officiellement, les personnels de l'Education Nationale étaient les patients parce qu'il arrivait qu'ils fussent épuisés. Cette sorte d'antichambre de l'hôpital psychiatrique ne trompait pas non plus sur le destin de ses pensionnaires. Comment ne pas entendre les cris poussés au loin ? Comment oublier les regards vides des fantômes croisés avant de nous asseoir ? Comment oublier le regard de ma mère implorant mon père de la sortir de là tant ce qu'elle vivait relevait de l'inimaginable ? Comment enfouir la froideur du regard de son mari, hermétique ?
Je me souviens que ma mère nous a demandé comment se passait l'école, nous a dit qu'il fallait être sage ... plus rien n'avait d'importance finalement et le supplice des apparences factices devenait étouffant au point que lorsqu'il s'est agi de se dire au revoir, j'ai probablement vécu ce qu'il y a de pire : l'arrachement à sa propre mère. Les pleurs ont redoublé, elle m'a imploré "Tto, s'il te plait, fais quelque chose, sors moi de là", les "je t'aime" ont fusé comme autant de poignards élargissant la plaie, mon père fit preuve d'une autorité qui lui est si peu coutumière en mettant froidement fin à tout cela et elle est partie se retournant vers moi quasiment à chaque pas.
En rentrant dans la voiture, je me souviens que mon père fit comme si tout cela était anodin et prétexta une course destinée à nous faire plaisir pour passer à autre chose. Je me souviens avoir demandé à mon père quand ma mère sortirait, sa réponse m'avait convaincu d'une chose : plus elle était là, plus il pouvait faire ce qui lui plaisait et notamment prendre du bon temps avec cette femme chez laquelle nous allions parfois et qu'il embrassait sans vergogne alors que je ne l'avais jamais vu faire de même avec ma mère.
En me retournant vers ce château dans lequel ma mère était enfermée tandis que la voiture filait, j'ai trouvé la force de l'en sortir, d'espérer et de croire que tout allait s'arranger. Ce fut le cas mais je garde la cicatrice de cette visite encore béante, détestant foncièrement les psychiatres et étant terrorisé par le sentiment d'abandon : rien n'est pire que de prendre part à des jeux d'adultes quand on est encore qu'un enfant.
Tto, qui ne s'en remettra pas
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