On aurait cherché à faire une bonne saga de l'été que celle-ci n'aurait jamais été égalée. Le surgissement de manuscrits de Louis Ferdinand Céline est peut-être la meilleure pièce de l'auteur antisémite mais par ailleurs "génial" aux yeux de certains.
Louis Ferdinand Destouches [le vrai nom de Céline] est évidemment l'auteur de "Voyage au bout de la nuit", roman publié en 1932 qui est à la fois antipatriotique, anticolonisaliste, anticapitaliste et anarchique. La noirceur du livre va jusqu'au refus total de l'idéalisme puisque l'idéal et les sentiments, "ça n'est que du mensonge" ou bien "Comme la vie n'est qu'un délire tout bouffi de mensonges (...) La vérité c'est pas mangeable". La question de Bardamu - le narrateur du roman - et donc celle de Céline, est de découvrir ce qu'il appelle la vérité. La vérité au sens biologique, au sens physiologique, celle qui postule que tous les hommes sont mortels et que l'avenir les conduit vers l'inévitable décomposition, Céline allant jusqu'à expliquer que l'homme est de la "pourriture en suspens". On est au summum du désespoir.
Comme tu l'as certainement compris, j'ai lu "Voyage au bout de la nuit" et j'ai quasiment trouvé cela insupportable tant dans le style auquel je n'adhère pas que sur le fond où j'ai ressenti plutôt que la démonstration proposée procède davantage de la contemplation dépressive narcissique que d'autre chose. Mise en perspective avec les "qualités" humaines de l'auteur, j'avoue avoir rejeté totalement ce monument littéraire. Oui mais voilà, on ne se refait pas et le surgissement des manuscrits de Céline depuis le début du mois d'août me font vibrer.
En effet, six mille feuillets de la main de Céline, qui lui avaient été volés à la fin de la guerre [lorsqu'il s'est échappé pour éviter la peine capitale], et dont les spécialistes doutaient de l'existence, ont réapparu, donnés au journaliste Jean-Pierre Thibaudat par une source anonyme sur l'identité de laquelle les avocats se déchaînent. Outre des pages non publiées de "Voyage au bout de la nuit" et le manuscrit original de "Mort à crédit", les manuscrits proposent aussi un roman complet intitulé "Londres" et 600 feuillets inédits de "Casse-pipe" qui était considéré jusqu'à présent comme inachevé.
Et alors ?
Ah mais c'est que tu n'es pas juriste si tu ne trouves pas cela passionnant. C'est toute l'histoire des conflits judiciaires en matière de droit d'auteur qui remontent à cette occasion et notamment une guerre sans merci entre les ayant-droits de Céline et l'inventeur des manuscrits qui, après les avoir retranscrits de son côté puisqu'il en aurait eu la possession depuis plus d'une quinzaine d'années, cherche à les faire publier.
Oui le conflit est nucléaire parce que ces manuscrits ont effectivement été volés en 1944. Céline, lui-même, expliqua qu'il en avait été dépossédé après qu'il n'ait pu les emporter avec lui lors de son exil. laissant à son domicile de la rue Girardon des documents et écrits qui seront volés et disparaîtront durant près de quatre-vingts ans avant leur découverte, par Jean-Pierre Thibaudat en 2021 : un mètre cube de papiers personnels, manuscrits et textes inédits. Il ne pouvait pas tout emporter et a préféré se munir avec son épouse Lucette d'un million de francs de pièces d'or cousues dans un gilet de cette dernière, de deux ampoules de cyanure de mercure [au cas où] et de faux papiers. Le couple se retrouve au Brenner's Park Hôtel de Baden-Baden réquisitionné par la Wilhelmstrasse du Reich pour accueillir les hôtes de marque du gouvernement de Vichy en déroute. Bref ... Le 20 avril 1951, l'avocat Jean-Louis Tixier-Vignancour obtient l'amnistie de Céline au titre de "grand invalide de guerre" depuis 1914 en présentant son dossier sous le nom de Louis-Ferdinand Destouches sans qu'aucun magistrat ne fasse le rapprochement avec l'auteur des pamphlets antisémites. Et c'est cette année là qu'il revint en France et commença à s'inquiéter du devenir de ses manuscrits, volés. Accusant surtout Oscar Rosembly, personnage interlope corse ayant une vague ascendance juive ce qui rassurait Céline pour qu'il lui confia ses comptes, l'auteur ne parvint pas à remettre la main sur ces précieux manuscrits qu'il aurait certainement aimé qu'il fussent publiés. Oui mais voilà, le récipiendaire desdits manuscrits aurait expressément demandé qu'ils ne réapparaissent qu'au décès de l'épouse de Céline, qui s'est éteinte en 2019.
Cette affaire rappelle les riches heures des guerres de droit de la propriété intellectuelle desquelles le droit pénal n'est pas loin. En l'occurrence, on a une soustraction frauduleuse de la chose d'autrui et du recel de soustraction frauduleuse de la chose d'autrui. Ajoute à cela que l'on a privé la veuve de Céline comme ses ayants droit des juteux bénéfices résultant de l'édition d'un fonds dont on estime qu'il vaudrait à lui seul déjà plus de 60 millions d'euros. Je te laisse imaginer l'argent qu'en aurait retiré Gallimard [éditeur de Céline, qui avait renoncé en 2017 à publier une compilation des pamphlets antisémites de Céline] si les manuscrits avaient été publiés ... d'autant que ceux-ci complètent des œuvres existantes comme "Voyage au bout de la nuit" mais d'autres feraient également la jonction entre différentes époques d'écriture de l'auteur, expliquant donc certains virages un peu raides. Le plus passionnant, c'est que ressurgissent des écrits disparus depuis presque 80 ans et qu'on doit argumenter au sujet des droits de quelqu'un qui s'est révélé être parfaitement méprisable voire répugnant. Il y a là quelque chose de fascinant, qui dépasse le simple argent derrière tout cela. Céline agrège autour de lui des céliniens qui, à l'instar des napoléoniens sont prêts à tout comprendre et idéalisent le personnage, vivent en ce moment quelque chose qui est proche de la découverte de la pierre philosophale pour les alchimistes. Juridiquement, ces manuscrits appartiennent à Céline et donc à ses ayants droit, c'est d'ailleurs la raison pour laquelle il a été ordonné qu'ils leur soient restitués. Le hic, c'est aussi que lesdits ayants droit fassent un peu de ménage dans de tels écrits avant publication pour redorer le blason déjà bien attaqué de Destouches. En cela, on peut comprendre la fureur de ceux qui n'acceptent pas que Jean-Pierre Thibaudat ait travaillé et déjà retranscrit les documents qu'il avait gardés secrets, les privant ainsi de la possibilité d'opérer quelques arrangements. En d'autres termes, on est parti pour une épopée judiciaire aux multiples rebondissements qui convoquera tous les experts de la chose pour expliquer ce qui s'est passé depuis 1944, en convoquant l'histoire, les histoires, le côté obscur des choses et beaucoup d'argent comme il y a beaucoup de publicité à se faire.
Un vrai roman, probablement plus à mon goût.
Tto, qui se délecte
Via une vie de tto https://ift.tt/2ReeQEb
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire